Publié dans The Conversation 3 juin 2018
Un article du Monde (4/05/2018) nous alerte à propos de la maison de l’écrivain Pierre Loti à Rochefort qui est en péril. Une grande mobilisation est lancée afin de recueillir les fonds nécessaires à sa rénovation (12 millions d’euros). L’animateur Stéphane Bern, chargé par le Président de la République d’une mission visant à identifier le patrimoine français en péril, l’a placée parmi les 14 lieux emblématiques (sur les 250 retenus par le comité de sélection) aux côtés de la maison d’Aimée Césaire à Fort-de-France en Martinique. Un grand appel à la générosité du public doit être lancé mi-mai par le couple présidentiel. S. Berne souhaite une réouverture dès 2019 et « invite les jeunes à revenir se confronter à l’univers Loti ».
Alors relisons donc Loti comme on nous y invite. L’un de ses premiers ouvrages, Le Roman d’un Spahi publié en 1881, met en scène Jean Peyral, un jeune soldat de l’armée française en mission au Sénégal. Jean prend pour maîtresse une très jeune fille nommée Fatou. C’est une « captive » qui, à la différence de l’esclave, a le privilège de jouir de sa liberté. Elle a renié sa foi musulmane pour adopter la foi chrétienne, « elle était baptisée, c’est une liberté de plus. Dans sa petite tête, rusée comme celle d’un jeune singe, tout cela était bien entré et bien compris » écrit Loti (p.78). Peu après, l’écrivain nous décrit les réactions de Jean à la vue des mains de le jeune fille. « Les mains de Fatou, qui étaient d’un beau noir au dehors, avaient le dedans rose ». Longtemps cela avait fait peur au spahi : il n’aimait pas voir le dedans des mains de Fatou, qui lui causaient, malgré lui, une vilaine impression froide de pattes de singe ». Ces mains étaient pourtant petites, délicates – et reliées au bras rond par un poinget très fin. – Mais cette décoloration intérieure, ces doigts teintés mi-partie, avaient quelque chose de pas humain qui était effrayant. Cela, et certaines intonations d’un fausset étrange qui lui échappaient quelquesfois quand elle était très animée ; cela et certaines poses, certains gestes inquiétants, cela rappelaient de mystérieuses ressemblances qui troublaient l’imagination… A la longue pourtant Jean s’y était habitué et ne s’en préoccupait plus ». Il l’appelait d’un petit nom yolof qui signifie « petite fille singe ». Un jour en l’examinant , en la retournant de tous côtés, il lui dit « Toi tout à fait même chose comme singe ». Ce qui entraîna les protestations de la jeune fille et le rire de son ami Fritz Muller qui conclut « très joli petit singe, dans tous les cas ! » p.102-104.
Jean aimait-il Fatou? se demande Loti. « Il n’en savait trop rien lui-même, le pauvre saphi. Il la considérait du reste comme un « être inférieur ». Dissimulée, menteuse, perverse, elle était pourtant capable d’un très grand dévouement pour Jean, « comme un chien pour son maître ». Après avoir décrit sa grande beauté, son « charme sensuel » et sa grande séduction, Loti poursuit, : elle avait « quelque chose d’indéfinissable, qui semblait tenir à la fois du singe, de la jeune vierge et de la tigresse ». p.112-113..
Jean dut partir combattre un chef africain rebelle. Pris dans une embuscade, il s’effondra atteint d’une balle dans les reins, « en même temps, trente têtes sinistres émergeaient des herbes, trente démons noirs couverts de boue, bondissaient en grinçant leurs dents blanches, comme des singes en fureur ». p.208. Alors que Fatou désespérée retrouva son bien aimé mort sur le champ de bataille, elle vit venir de loin des vieilles femmes de la tribu ennemie : « Les vieilles négresses, hideuses et luisantes sous le soleil torride, traînant une âcre odeur de soumaré, s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grisgris et de verroteries; elles les remuèrent du pied, avec des rires, des attouchements obscènes, des paroles burelesques qui semblaient des cris de singes ». p.217. La fin est tragique, la jeune femme étrangle son bébé, dont Jean est le père, sur le cadavre de ce dernier.
Dans d’autres passages du roman, Loti compare la danse d’une femme aux « trémoussements d’un singe fou » p.93, il évoque également les femmes africaines bavardes et querelleuses qui mêlent au bruit monotone des pilons de bois « le concert de leurs voix aiguës qui semblent sortir de leurs gosiers de singes » p.84
On trouve encore des références au singe et à la guenon lorsque Loti évoque dans ses autres romans des femmes africaines ou des femmes asiatiques vieillissantes, alors que les jeunes Tahitiennes et Orientales bénéficient de descriptionss plus flatteuses ( Madame Chrysanthème, Aziyadé, Fantôme d’Orient). Dans Le mariage de Loti, il évoque une femme Tétouara qui « appartenait à la races des Kanaques noirs de la Mélanésie » et étaient dotée d’une « inépuisable belle humeur » et d’une « gaité simesque ».
Encore faudrait-il évoquer ses propos antisémites et ses sentiments turcophiles qui lui ont fait dénier aux Turcs toute responsabilité dans la génocide arménien.
Loti fut loin d’être le seul écrivain français à propager de telles réprésentations fort communes à l’époque. Est-il encore lu de nos jours ? On ne sait si les supporters des matchs de foot ou les personnes usant des mêmes métaphores à propos d’une ministre l’ont lu… Certes, il ne convient pas d’appeler à un nouvel Index mais simplement de ne pas ignorer les propos de nos « grandes figures littéraires ».
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5789948m.r=spahi%20spahi?rk=21459;2