Commissaire scientifique de l’exposition « Nous et les autres – Des préjugés au racisme » (2017), l’historienne Carole Reynaud-Paligot dresse une définition du racisme en tant que « processus de hiérarchisation ».
Propos recueillis par Cécile Bouanchaud • lemonde.fr, publié le 26 juin 2020 à 16h24 – Mis à jour le 27 juin 2020 à 14h24
Manifestations contre les violences policières, mission d’information parlementaire sur le racisme, rapport du Défenseur des droits sur la discrimination, proposition de loi contre le système de l’entresoi dans la haute fonction publique… La question du racisme s’est invitée dans le débat public depuis plusieurs semaines. Mais comment définir cette notion complexe ? Racisme identitaire, biologique, institutionnel…
« Quand on se plonge dans le temps long de l’histoire, on s’aperçoit de l’extrême variété des formes de racisme », souligne Carole Reynaud-Paligot, historienne spécialiste des processus de racialisation.
Commissaire scientifique de l’exposition « Nous et les autres – Des préjugés au racisme », qui s’est tenue de mars 2017 à janvier 2018 au Musée de l’homme, la chercheuse définit le racisme en tant que processus de catégorisation et de hiérarchisation, porté par différents acteurs d’une société.
Comment peut-on tenter de définir la notion de racisme ?
Carole Reynaud-Paligot : Quand on se plonge dans le temps long de l’histoire, on s’aperçoit de l’extrême variété des formes de racisme. En cela, une définition de cette notion est toujours difficile. Plutôt que de se limiter à une définition, il me paraît plus intéressant d’analyser comment se construit le racisme, c’est-à-dire d’étudier les processus de racialisation des identités. Car identifier les acteurs responsables peut permettre de mieux lutter contre le racisme.
S’il fallait toutefois apporter une définition du racisme, je dirais qu’il faut distinguer trois « étapes » : la catégorisation, la hiérarchisation et l’essentialisation. La catégorisation consiste à mobiliser des catégories (religieuses, sociales, culturelles) qui circulent au sein d’une société. Cette catégorisation s’accompagne de stéréotypes, souvent dépréciatifs.
« La hiérarchisation sous-entend l’incapacité des personnes issues de l’immigration à s’intégrer »
Or, l’attribution de stéréotypes psychologiques et moraux introduit une hiérarchisation. Survient alors ce qu’on nomme l’essentialisation, qui consiste à figer les personnes dans des identités considérées comme immuables. La hiérarchisation est souvent euphémisée, elle est aujourd’hui plus culturelle que biologique, mais continue à poser problème car elle sous-entend l’incapacité des personnes issues de l’immigration à s’intégrer.
Les études des anthropologues ont pourtant montré que la notion d’identité est dynamique, elle évolue au cours d’une vie. Ainsi, on observe que les migrants adoptent massivement les codes de leurs pays d’accueil et plus encore les enfants d’immigrants qui sont socialisés dans les pays d’accueil. On constate même qu’il y a une plus grande proximité avec la culture d’une même génération qu’avec la culture de la génération précédente.
Le fait d’assigner une identité et des stéréotypes en fonction de caractéristiques réelles ou supposées (couleur de peau, religion, origines…) est lourd de conséquences. D’une part parce que cette assignation identitaire va à l’encontre du droit à l’individu de construire librement son identité, c’està-dire d’accepter ou de refuser les héritages familiaux. D’autre part en raison du phénomène que les psychologues sociaux nomment la prophétie autoréalisatrice. Lorsque les stéréotypes sont négatifs, l’individu perd confiance en lui-même et réalise la prophétie qu’on lui a assignée. L’échec scolaire est souvent la conséquence de ce problème.
Vous parlez de « processus de racialisation » pour comprendre la notion de racisme. De quoi s’agit-il ?
Pour comprendre comment se construit le racisme, il faut tout d’abord s’intéresser au contexte qui le favorise. A partir des exemples de racisme institutionnalisé (esclavagisme, nazisme, apartheid, ségrégation raciale, etc.), on observe deux contextes propices : le colonialisme et le nationalisme. Le contexte colonial engendre un rapport de domination, où le dominant dévalorise celui qu’il veut dominer. Pour justifier cette domination, il mobilise des représentations dépréciatives. On se souvient des discours sur les « races inférieures » des républicains de la IIIe République.
Les idéologies nationalistes, quant à elles, reposent sur la survalorisation d’une soi-disant identité nationale et, en même temps, une dépréciation et un rejet des soi-disant cultures étrangères. Cette survalorisation est clairement mythique, elle suppose l’existence d’« habitants de souche », alors que tous les pays ont été confrontés à des brassages de populations.
Après avoir pris en compte le contexte, il faut aussi regarder quels sont les acteurs qui portent ce racisme, en d’autres termes prendre en compte le rôle des élites politiques et économiques, le rôle des intellectuels, des médias, mais aussi celui de la société civile.
Quel est, selon vous, le rôle de ces différents acteurs dans l’installation du racisme dans une société ?
Si on prend l’exemple de l’esclavagisme, ce sont les élites économiques, c’est-à-dire les colons qui voulaient s’enrichir, qui ont favorisé la montée du racisme. Durant le nazisme, c’est un parti politique qui est au premier plan. Les médias ont joué un rôle important dans ces exemples de racisme institutionnalisé. Lors de la guerre civile au Rwanda, la Radio des Mille Collines a propagé la haine du Tutsi dans tout le pays.
« Les élites intellectuelles peuvent contribuer à propager des stéréotypes et parfois, même, des propos racistes »
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. En France, la plus part de la presse ne peut être accusé de racisme, même si malheureusement certains journaux d’extrême droite propagent encore des écrits ou des dessins racistes, plus fréquemment nous observons la présence de stéréotypes. L’étude du sociologue Jérôme Berthaut a montré comment les journaux télévisés font circuler des stéréotypes négatifs sur les jeunes de banlieue. Les élites intellectuelles peuvent contribuer encore aujourd’hui à propager des stéréotypes et parfois, même, des propos racistes.
Enfin, il faut prendre en compte le rôle de la société civile, certains citoyens ont pu tirer profit du racisme institutionnalisé – on pense ici notamment à la spoliation des biens juifs pendant la seconde guerre mondiale. D’autres, que l’on qualifie d’attentistes, n’ont pas voulu prendre parti et, enfin, des personnes s’y sont opposées activement, comme par exemple les citoyens américains lors des marches contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis.
En quoi notre société produit-elle du racisme ?
Reprenons cette grille de lecture pour l’appliquer à la société actuelle : sommes-nous dans un contexte post-colonial ou nationaliste ? A mon avis, nous traversons les deux. L’Europe connaît une montée des nationalismes, plusieurs dirigeants d’extrême droite sont au pouvoir. En France, le contexte nationaliste est bien installé, l’extrême droite est fortement présente dans le paysage politique et médiatique depuis plus de dix ans.
Nous semblons aujourd’hui loin du contexte colonial, mais il faut néanmoins analyser les rapports que nous entretenons avec nos anciennes colonies. Alors que nous devrions établir des rapports égalitaires, nous sommes toujours dans une situation de domination économique et politique. Nous continuons à leur acheter à bas prix les matières premières : thé, café, cacao, minerai, etc.
Il suffit aussi d’écouter le vocabulaire très péjoratif utilisé, comme « pays en voie de développement », ou « pays sous-développés ». Il y a toujours cette idée que ces pays sont en retard. Tant que nous ne changerons pas ces rapports, nous ne pourrons pas sérieusement lutter contre les stéréotypes négatifs, donc contre le racisme.
On peut poursuivre l’analyse : quel rôle jouent aujourd’hui les acteurs politiques ? Ils se revendiquent antiracistes pour la plupart mais tiennent en même temps des propos empreints de stéréotypes, ils essentialisent la culture des immigrés.
Lors d’une manifestation antiraciste le 13 juin à Paris, le groupe Génération identitaire a brandi une banderole évoquant le « racisme anti-Blancs ». Quand ce terme a-t-il émergé ?
Dans les années 2000, ce terme a été porté par un groupe d’intellectuels, pour évoquer les jeunes des quartiers qui s’en prenaient à des Blancs. Cela peut s’apparenter à du racisme, mais il y a néanmoins des objections de taille. D’abord, ces attitudes sont très minoritaires et surtout elles n’engendrent pas de discriminations. Lorsque l’on est blanc, on n’est pas discriminé pour trouver un emploi ou un appartement.
Il faut aussi chercher à comprendre le phénomène : les jeunes des quartiers sont victimes de discrimination au quotidien : un ensemble de souffrances qui font qu’ils en arrivent à ériger des frontières et à rejeter d’autres catégories.
Que pensez-vous de la notion de « privilège blanc », utilisée pour parler du traitement de faveur accordé aux personnes blanches dans les sociétés occidentales ?
La question blanche ne peut pas être évacuée, car c’est une partie de notre histoire, les nations européennes ont produit l’esclavagisme puis la colonisation. Mais toutes les formes de racisme ne se résument pas à des questions de couleur de peau. Bon nombre de racismes institutionnalisés ne reposent pas sur des différences de couleur de peau : l’antisémitisme, le génocide rwandais, par exemple.