„Entretien avec Carole Reynaud-Paligot“, Ecarts d’identité, n°135, 2e semestre 2020, p.22-25

Puisque votre exposition a une dimension pédagogique importante, comment le racisme prend corps dans une société ? Il y a certes une histoire avec plusieurs événements à prendre en compte. Mais quels en sont les ingrédients de base qui le font « répéter » ou « reproduire » dans des contextes différents ?

Je pense qu’il faut chercher à comprendre pourquoi dans un contexte donné, le racisme prospère. Il est impératif de prendre en compte les enjeux politiques, économiques, sociaux du phénomène. Il est également impératif d’analyser le rôle des acteurs sociaux. Il faut sortir des approches linéaires et fatalistes du type : « cela continue toujours » ou encore « cela recommence ». Certes, il faut interroger les permanences des représentations mais surtout comprendre les raisons de ces permanences. Aborder la question en terme de continuité inéluctable sans interroger les raisons de ces permanences, c’est se priver de comprendre le phénomène et donc de pouvoir lutter efficacement contre celui-ci.           

Aujourd’hui, on est dans un contexte marqué par l’essor des mouvements nationalistes, dans de nombreux pays l’extrême-droite rencontre un succès et entretient les idées de « rejet de l’autre » car cela fait partie de ses valeurs. Cependant, il faut également prendre en compte le contexte néo-colonial. Non pas en affirmant que tout continue comme sous la colonisation et s’arrêter à ce constat. Il faut, au contraire, analyser les relations internationales et la domination des ex-puissances coloniales sur leurs anciennes colonies. Force est de constater que la domination économique des pays du Nord, toujours avides de matières premières à bon marché, se poursuit sur des pays du Sud affaiblis par la faiblesse des cours mondiaux des produits agricoles et miniers qu’ils produisent. Une domination économique doublée de dominations politiques : les interventions et ingérences des anciennes puissances coloniales dans la politique de leurs anciennes colonies sont encore monnaie courante et, au sein de la communauté internationale, les Etats ne pèsent pas le même poids. Or l’histoire nous enseigne que les dominations politiques et économiques perpétuent des représentations dévalorisantes des pays dominés. L’« infériorité », le « retard », les difficultés économiques, etc. servent à légitimer des politiques interventionnistes et des volontés de domination. Il apparaît dès lors illusoire de vouloir se débarrasser des visions hiérarchisantes alors que les rapports de domination perdurent.

Pour réaliser votre exposition, vous avez dû consultez ce qui existe comme études et statistiques (certaines sont référencées dans l’exposition). Quels enseignements en tirez-vous pour ce qui concerne la France d’aujourd’hui ?

Il faut tout d’abord rappeler que mesurer le racisme à partir de statistiques n’est pas simple. Les déclarations des actes racistes faites par les victimes ne sont pas systématiques et les chiffres ne révèlent donc pas tous les actes. Les sondages connaissent des biais, les enquêtés peuvent dissimuler leurs véritables sentiments, les questions posées induisent déjà des réponses, etc. Il n’en demeure pas moins que la situation aujourd’hui apparaît comme paradoxale. Certains indicateurs montrent que les Français sont globalement plus tolérants depuis plusieurs décennies. Cependant, le racisme est loin d’avoir disparu, les stéréotypes sont encore très présents. Une très petite minorité commet des actes d’une violence extrême.

Avec les événements qui se sont produits ces derniers temps (violences policières, procès, etc.), un débat s’est instauré impliquant chercheur(e)s et politiques. Certaines postures dans ce débat se définissent comme post-coloniales et font le lien entre le post-colonialisme et un racisme dit systémique de l’État français que pensez vous de cette approche?

Il faut engager des études rigoureuses sur le « post-colonial ». Ne pas se contenter de dire que tout continue à l’identique. Les générations de colonisateurs ont aujourd’hui disparu, les valeurs anti-racistes étaient quasiment inexistantes il a quelques décennies et elles ont considérablement progressée, les petits-enfants ne pensent pas comme leurs grands-parents, etc. Cherchons les causes des représentations dépréciatives dans les rapports de domination à l’échelle internationale et nationale. Ces rapports de domination peuvent s’apparenter à un néo-colonialisme mais pas exclusivement. N’évacuons pas l’essor des idéologies nationalistes, et leur responsabilité dans l’activation des stéréotypes et du racisme. Il faut également étudier la circulation des stéréotypes et du racisme dans toute la société et parce qu’ils ne restent pas circonscrits à la seule extrême droite.

En dehors de la dimension purement « politique », une dimension que l’on pourrait dire anthropologique est traitée dans votre exposition : la dimension identitaire. Quels sont les mécanismes qui relient la question identitaire et la question du racisme – le mouvement dit « identitaire » se revendique notamment de l’identité pour afficher son racisme…

Le sentiment identitaire mérite effectivement toute notre attention. Construire son identité passe souvent par l’identification à un groupe. L’individu, qui est sociable, éprouve le besoin de s’identifier à un groupe dont les critères peuvent être très variables : la nationalité, la couleur de la peau mais aussi l’âge, le sexe, les goûts musicaux, la pratique d’un sport, l’activité professionnelle, associative ou politique, etc. Il y milles façons de construire son identité, les identités sont plurielles et dynamiques, elles varient dans le temps, selon l’âge de l’individu. Rien n’est jamais figé. Cela ne relève pas d’une « essence » mais d’une construction plus ou moins déterminée par le milieu social, l’âge, l’orientation idéologique…

Pour construire son estime de soi, l’individu a tendance à valoriser son appartenance à tel ou tel groupe, il a besoin de valoriser les valeurs de son groupe. La construction identitaire commence à poser problème lorsqu’elle s’accompagne d’une volonté d’exclusion, lorsqu’elle cherche à dévaloriser d’autres groupes, lorsqu’elle érige des frontières entre les groupes, lorsqu’elle se traduit par un repli, une crispation sur son identité, sur ses valeurs que l’on considère comme universelles.

Enfin, l’identification à un groupe est souvent le résultat du regard des autres et de la catégorisation. On vous attribue une identité et vous vous l’appropriez : par exemple, on vous désigne comme « arabe » et vous accepter la catégorisation. Vous vous bricolez une identité « arabe » sans réels fondements culturels (vous êtes né en France, vous ne parlez pas la langue, etc.). Si l’on veut lutter contre le « repli identitaire », il faut aussi lutter contre l’assignation identitaire et l’attribution de stéréotypes.

L’exposition « Nous les autres » est un formidable outil pédagogique pour prévenir les dérives racistes. Au-delà, sur quelles thématiques faut-il articuler aujourd’hui le combat anti-raciste selon vous?

Le combat anti-raciste ne doit pas évacuer la dimension morale mais il doit intégrer une démarche explicative. Il faut que chaque citoyen puisse comprendre la construction sociale du phénomène à travers l’exemple des racismes institutionnalisés du passé puis appliquer cette grille de lecture au racisme dans les sociétés contemporaines. Lorsqu’on comprend, on découvre les responsabilités des différents acteurs sociaux et on identifie ainsi les responsables. Quel rôle jouent les élites politiques, économiques, les médias ? Qui a intérêt à faire circuler les stéréotypes et les propos racistes. Qu’est-ce qui provoque l’adhésion des individus aux idéologies racistes ? Comprendre ne signifie pas pour autant excuser.

Une dernière question : avec la chute des fascismes après 45, la pensée racialiste a connu un certain discrédit. Elle a par la suite muté en passant du racisme biologique à l’ethno-racialisme ou au racisme culturel. Ne pensez-vous pas que cette mutation de la pensée racialiste mérite d’intégrer votre exposition ?

Une exposition ne peut tout dire, c’est pour cela qu’elle doit être accompagnée d’une médiation. C’est aussi pour la compléter que l’on a publié, avec Evelyne Heyer, un ouvrage qui répond aux questions des visiteurs de l’exposition[1].

E. Heyer, C. Reynaud-Paligot, On vient vraiment tous d’Afrique ? Des préjugés au racisme. Les réponses à vos questions, Flammarion, collection Champs actuel, 2019. E. Heyer, C. Reynaud-Paligot, (dir.), Catalogue de l’exposition « Nous et les autres. Des préjugés au racisme », La Découverte/MNHN, 2017.


[1] C. Reynaud-Paligot, E. Heyer, On vient vraiment tous d’Afrique ? Des préjugés au racisme. Les réponses à vos questions, Flammarion, collection Champs actuel, 2019. C. Reynaud-Paligot, E. Heyer (dir.), Catalogue de l’exposition « Nous et les autres. Des préjugés au racisme », La Découverte/MNHN, 2017.

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